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Explosion à Lac-Mégantic: j’accuse!
Lettre à M. Stephen Harper, premier ministre du Canada
Par Rodolphe De Koninck
Mondialisation.ca, 26 juillet 2013
La tragédie survenue à Lac-Mégantic le 6 juillet 2013 n’a pas fini de susciter tristesse, indignation et interrogations. Comme l’ont affirmé plusieurs dirigeants et administrateurs politiques, dont quelques-uns proches de vous, Monsieur le Premier Ministre, les enquêtes devant permettre d’identifier responsables et responsabilités seront longues. On le conçoit bien, d’autant que tous ceux qui, comme moi, s’indignent et s’interrogent savent, ne serait-ce qu’intuitivement, que ces responsabilités sont largement partagées. Car au-delà du rôle possible de tel ou tel intervenant, de tel ou tel ouvrier, dans le bombardement incendiaire d’une paisible localité – lui conférant, selon vos propres propos, une allure de zone de guerre -, il apparaît évident que l’enchaînement des causes remonte loin et haut et que plusieurs donneurs d’ordres sont impliqués.
L’espace est insuffisant ici pour dresser ne serait-ce qu’une liste potentielle de ces causes et de ces donneurs d’ordres, encore moins des articulations qui les lient. Mais il apparaît impératif de reconnaître qu’il y a, hélas, une explication, on oserait même dire une logique macabre à pareille tragédie. Car, sans qu’il soit question de minimiser l’ampleur et l’horreur de l’agression dont ont été victimes Lac-Mégantic et sa population, il importe de rappeler que ladite logique macabre est à l’oeuvre quotidiennement dans le monde.
Dans celui-ci, hyper-branché, hyper-informé, on en arrive à oublier ou à banaliser, ce qui équivaut souvent à la même chose, les conséquences de la mercantilisation apparemment sans limites de la société. Est-il nécessaire de rappeler que presque chaque jour, quelque part dans le monde, des entreprises, des entrepreneurs plus exactement, bien abrités derrière les déréglementations nécessaires à l’accumulation des surprofits, tuent bon nombre de ceux qu’ils emploient ? Faut-il rappeler les fréquents accidents industriels meurtriers survenant dans des pays tels le Pakistan, le Bangladesh ou le Cambodge, notamment dans le domaine textile ? Faut-il parler des accidents pétroliers, dont plusieurs entraînent de véritables carnages, notamment au Nigéria ?
Tant en commun
Que peuvent bien avoir en commun l’effondrement d’une usine textile ayant entraîné la mort de plus d’un millier d’ouvrières dans la banlieue de l’immense Dacca, en avril 2013, et l’explosion, quelque trois mois plus tard, d’un convoi ferroviaire dans une petite localité québécoise ? Plusieurs choses, mais essentiellement celles-ci : déréglementation, laxisme et soumission des uns et des autres aux soi-disant lois du marché et des surprofits.
Car, soulignons-le, ces surprofits – qui nécessitent surproduction, gaspillage et surconsommation – ne sont dits indispensables à la croissance que parce qu’ils sont exigés par de grandes entreprises telles Walmart, Gap et autres Benetton. En effet, il est démontré que les Costco de ce monde détruisent des emplois dans de multiples secteurs dans les pays industriels afin de faire accomplir, autant que faire se peut, leurs « basses oeuvres » ailleurs dans des conditions de misère, surprofit oblige.
Mais qu’est-ce que les méthodes de Walmart et des entrepreneurs bangladais du textile peuvent bien avoir en commun avec celles de la société pétrolière Irving et de M. Burkhardt, président de la société ferroviaire MMA ? C’est simple : une façon de faire des affaires et des profits, une logique, disions-nous. Celle-ci consiste à utiliser tous les leviers disponibles pour obtenir du pouvoir politique soit qu’il détourne les yeux, soit qu’il collabore activement, par exemple en réduisant au maximum les réglementations industrielles, sécuritaires, sanitaires ou environnementales, et j’en passe !
Dans certains cas, la corruption peut jouer un rôle, bien qu’elle n’apparaisse pas indispensable, en particulier lorsque le pouvoir politique est lui-même convaincu de l’absolue nécessité de laisser entreprises et entrepreneurs se discipliner et se réglementer eux-mêmes.
C’est bien évidemment, et c’est à cela que je souhaite en venir, le cas de votre gouvernement, Monsieur le Premier Ministre. Pourtant, l’histoire a amplement démontré que, pour survivre, le capitalisme, pendant un temps très sauvage, a dû se civiliser et répondre à l’État, non le soumettre, au risque de tuer la poule aux oeufs d’or. Ne le savez-vous pas ? Ne savez-vous pas que non seulement la planète elle-même dispose de ressources limitées, et surtout qu’elle repose sur un équilibre fragile, mais aussi que l’humanité a la possibilité, que dis-je, le devoir de progresser ?
Faire régresser la civilisation
Pourquoi vous et votre gouvernement vous évertuez-vous à plutôt faire régresser le Canada sur le plan de la civilisation ? Ne voyez-vous pas que vous êtes en train d’en faire un émule servile et zélé de l’idéologie ultralibérale – pourtant contestée par votre propre homologue, M. Obama, l’actuel président des États-Unis, le premier client du Canada – selon laquelle la liberté d’entreprendre autorise à tout risquer, y compris la vie des autres.
M. Burkhardt, cet entrepreneur-modèle, prétend exactement cela : que la liberté d’entreprise et de transgresser ou d’ignorer les plus élémentaires règles de sécurité – en particulier lorsque l’État qui les décrète s’en désintéresse lui-même – est indiscutable, même pour celui qui convoie des bombes ! D’autant plus que les règles en question sont insuffisantes, vous le savez. Et vous savez également quels sont les responsables de ce laisser-faire : vous et le gouvernement que vous dirigez d’une main de fer !
En d’autres mots, je vous accuse, Monsieur le Premier Ministre, vous et votre gouvernement, d’être au sommet de la pyramide des responsabilités de la tragédie survenue à Lac-Mégantic.
Que vous reste-t-il à faire pour sinon vous disculper, du moins vous racheter quelque peu ? Tout en reconnaissant qu’il n’est pas à votre portée de refaire le monde, ce qui nécessite indubitablement de contester l’empire qu’exerce sur nos vies le couple mortifère que forment l’industrie pétrolière et l’industrie automobile, vous pouvez y contribuer et mieux protéger la vie de vos concitoyens et concitoyennes.
Pour ce faire, il vous faudra, premièrement, remettre en question votre credo ultralibéral et reconnaître que le démantèlement de l’État auquel vous vous activez avec tant de cynisme doit cesser et, deuxièmement, susciter et encourager le débat de société qui s’impose concernant le véritable rôle de cet État. Doit-il prendre d’abord parti pour la très libre entreprise ou d’abord pour l’ensemble de la société à laquelle ladite libre entreprise devrait constamment faire allégeance ?
L’espace est insuffisant ici pour dresser ne serait-ce qu’une liste potentielle de ces causes et de ces donneurs d’ordres, encore moins des articulations qui les lient. Mais il apparaît impératif de reconnaître qu’il y a, hélas, une explication, on oserait même dire une logique macabre à pareille tragédie. Car, sans qu’il soit question de minimiser l’ampleur et l’horreur de l’agression dont ont été victimes Lac-Mégantic et sa population, il importe de rappeler que ladite logique macabre est à l’oeuvre quotidiennement dans le monde.
Dans celui-ci, hyper-branché, hyper-informé, on en arrive à oublier ou à banaliser, ce qui équivaut souvent à la même chose, les conséquences de la mercantilisation apparemment sans limites de la société. Est-il nécessaire de rappeler que presque chaque jour, quelque part dans le monde, des entreprises, des entrepreneurs plus exactement, bien abrités derrière les déréglementations nécessaires à l’accumulation des surprofits, tuent bon nombre de ceux qu’ils emploient ? Faut-il rappeler les fréquents accidents industriels meurtriers survenant dans des pays tels le Pakistan, le Bangladesh ou le Cambodge, notamment dans le domaine textile ? Faut-il parler des accidents pétroliers, dont plusieurs entraînent de véritables carnages, notamment au Nigéria ?
Tant en commun
Que peuvent bien avoir en commun l’effondrement d’une usine textile ayant entraîné la mort de plus d’un millier d’ouvrières dans la banlieue de l’immense Dacca, en avril 2013, et l’explosion, quelque trois mois plus tard, d’un convoi ferroviaire dans une petite localité québécoise ? Plusieurs choses, mais essentiellement celles-ci : déréglementation, laxisme et soumission des uns et des autres aux soi-disant lois du marché et des surprofits.
Car, soulignons-le, ces surprofits – qui nécessitent surproduction, gaspillage et surconsommation – ne sont dits indispensables à la croissance que parce qu’ils sont exigés par de grandes entreprises telles Walmart, Gap et autres Benetton. En effet, il est démontré que les Costco de ce monde détruisent des emplois dans de multiples secteurs dans les pays industriels afin de faire accomplir, autant que faire se peut, leurs « basses oeuvres » ailleurs dans des conditions de misère, surprofit oblige.
Mais qu’est-ce que les méthodes de Walmart et des entrepreneurs bangladais du textile peuvent bien avoir en commun avec celles de la société pétrolière Irving et de M. Burkhardt, président de la société ferroviaire MMA ? C’est simple : une façon de faire des affaires et des profits, une logique, disions-nous. Celle-ci consiste à utiliser tous les leviers disponibles pour obtenir du pouvoir politique soit qu’il détourne les yeux, soit qu’il collabore activement, par exemple en réduisant au maximum les réglementations industrielles, sécuritaires, sanitaires ou environnementales, et j’en passe !
Dans certains cas, la corruption peut jouer un rôle, bien qu’elle n’apparaisse pas indispensable, en particulier lorsque le pouvoir politique est lui-même convaincu de l’absolue nécessité de laisser entreprises et entrepreneurs se discipliner et se réglementer eux-mêmes.
C’est bien évidemment, et c’est à cela que je souhaite en venir, le cas de votre gouvernement, Monsieur le Premier Ministre. Pourtant, l’histoire a amplement démontré que, pour survivre, le capitalisme, pendant un temps très sauvage, a dû se civiliser et répondre à l’État, non le soumettre, au risque de tuer la poule aux oeufs d’or. Ne le savez-vous pas ? Ne savez-vous pas que non seulement la planète elle-même dispose de ressources limitées, et surtout qu’elle repose sur un équilibre fragile, mais aussi que l’humanité a la possibilité, que dis-je, le devoir de progresser ?
Faire régresser la civilisation
Pourquoi vous et votre gouvernement vous évertuez-vous à plutôt faire régresser le Canada sur le plan de la civilisation ? Ne voyez-vous pas que vous êtes en train d’en faire un émule servile et zélé de l’idéologie ultralibérale – pourtant contestée par votre propre homologue, M. Obama, l’actuel président des États-Unis, le premier client du Canada – selon laquelle la liberté d’entreprendre autorise à tout risquer, y compris la vie des autres.
M. Burkhardt, cet entrepreneur-modèle, prétend exactement cela : que la liberté d’entreprise et de transgresser ou d’ignorer les plus élémentaires règles de sécurité – en particulier lorsque l’État qui les décrète s’en désintéresse lui-même – est indiscutable, même pour celui qui convoie des bombes ! D’autant plus que les règles en question sont insuffisantes, vous le savez. Et vous savez également quels sont les responsables de ce laisser-faire : vous et le gouvernement que vous dirigez d’une main de fer !
En d’autres mots, je vous accuse, Monsieur le Premier Ministre, vous et votre gouvernement, d’être au sommet de la pyramide des responsabilités de la tragédie survenue à Lac-Mégantic.
Que vous reste-t-il à faire pour sinon vous disculper, du moins vous racheter quelque peu ? Tout en reconnaissant qu’il n’est pas à votre portée de refaire le monde, ce qui nécessite indubitablement de contester l’empire qu’exerce sur nos vies le couple mortifère que forment l’industrie pétrolière et l’industrie automobile, vous pouvez y contribuer et mieux protéger la vie de vos concitoyens et concitoyennes.
Pour ce faire, il vous faudra, premièrement, remettre en question votre credo ultralibéral et reconnaître que le démantèlement de l’État auquel vous vous activez avec tant de cynisme doit cesser et, deuxièmement, susciter et encourager le débat de société qui s’impose concernant le véritable rôle de cet État. Doit-il prendre d’abord parti pour la très libre entreprise ou d’abord pour l’ensemble de la société à laquelle ladite libre entreprise devrait constamment faire allégeance ?
Rodolphe de Koninck
Rodolphe De Koninck : Géographe et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études asiatiques à l’Université de Montréal , Québec, Canada
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